top of page
VERBIER COULEURS.JPG
André Allais

André Allais est né en province dans une famille d’architectes. À l’issue de ses études de droit, il s’inscrivit au barreau de sa ville natale. Il y exerça comme associé d’une société d’avocats. Désormais libéré du quotidien professionnel, il se consacre à l’écriture.

D'après modèles vivants, Publishroom, 2018.

L'enterrement d'Auguste, Les Impliqués, 2023.

Contact andreallais@yahoo.com

D'APRES MODELES VIVANTS

Hugot_CouvFinal.jpg

Publishroom 2018

Série en cinq épisodes

A son retour du congrès des Jeunes Avocats tenu à la Baule en mai 1980, le journaliste Jérémie Gélinas décide de mener une enquête de terrain auprès de ceux qui pratiquent cette profession dont le public ne connaît que les vedettes.

 

Pour cela, il choisit Argençon, centre administratif et industriel du département de la Haute Seine où son correspondant, chroniqueur judiciaire au journal local, lui livre un bref échantillon d'avocats à interroger.

 

Les entretiens avec ceux-ci lui procurent vite une matière plus riche que prévu, de sorte que l'entreprise prend finalement le tour d'un docu-fiction construit autour de cinq personnages principaux, révélant la complexité de chacun d'eux avec, selon la formule de l'éminent juriste Laferrière, "ses faiblesses, ses passions, ses imprudences".

Extrait de l’épisode 3 : Laurent Grémillet et autres

Le 4 juillet

   Le gardien n’ouvre les portes de la salle d’audience correctionnelle qu’à neuf heures tapantes. Il est un peu trop tôt. Laurent prend le grand escalier qui conduit à la galerie du premier étage encore déserte. Les cabinets d’instruction sont des ruches bourdonnantes jusqu’à des heures tardives, mais ces abeilles-là ne sont pas matinales. Les grandes baies donnent à contempler l’ordonnancement du parc. Laurent imagine quelque chose de plus cohérent avec l’institution judiciaire. Il rêve d’un jardin en forme de chaos végétal coupé par un entrecroisement d’allées rectilignes et de chemins tortueux. Il serait la métaphore livrée à la réflexion des juristes d’une nature qui invente sans cesse des formes libres dont la maîtrise est impossible. Une sorte d’invitation à l’humilité.

   Comme s’il changeait de mise au point, Laurent voit apparaître son reflet dans la vitre alors que l’arrière-plan devient flou. Il aime son image d’avocat en costume d’audience. Dans sa hâte de bien faire, il a pris en même temps la série d’accessoires comprenant les gants en polyamide, le nœud papillon en satin et la toque en feutre. Ces articles devaient être des fins de série dont le vendeur cherchait à se débarrasser. Sans recourir à cette panoplie obsolète, il a belle allure. Il est entré dans le moule du jeune barreau. Comme signe particulier, on relèverait l’incisive cassée. Il avait une dizaine d’années lors de l’accident. À la télévision, il vit Marcel Amont se laisser tomber en avant, sans mettre les mains. Il l’imita, ignorant qu’il s’agissait d’un trucage. Une imperfection n’ôte rien à la séduction, bien au contraire. Pendant son adolescence, ses copains étaient jaloux de son succès auprès des filles. Ils en venaient à désespérer de les voir ainsi attirées par un beau gosse ennuyeux qui ne s’accordait aucune indulgence et s’accablait de tous les doutes. En dépit de son mode de vie aisé, Laurent se percevait effectivement comme un handicapé social. Chaque situation inconnue lui semblait constituer une mise en demeure de faire ses preuves et la nécessité d’inventer une nouvelle conduite lui faisait peur. En guise de thérapie, il essaya d’entrer dans le groupe de théâtre de son lycée, mais la prof de lettres qui l’animait l’écarta dès l’audition des candidats, au motif qu’il niait l’intérêt d’exprimer par des mimiques les six émotions primaires : la surprise, la joie, la peur, le dégoût, la tristesse et la colère. Il fit alors le bon choix en intégrant l’atelier de rock acrobatique à la MJC de la Neuville où il s’inscrivit secrètement, car le lieu avait la réputation d’être un repère de bolcheviks.

   Les timides osent tout dès qu’ils ont appris à se projeter au-delà de leurs limites naturelles. La profession d’avocat en donne l’occasion. Néanmoins, Laurent demeure hanté par cette question : depuis six mois qu’il fréquente le palais, comment le situe-t-on par rapport à son père que chacun connaît trop bien ? Il lui semblait pourtant être indifférent à la quête de la reconnaissance par autrui qu’il tient pour un besoin d’amour galvaudé. Il en déduit que son compte d’estime de soi ne deviendra créditeur que du jour où il se sera affranchi de cette tutelle encombrante. Ce jour viendra lorsqu’il aura lui-même assimilé toutes les règles du jeu.

   Le public doit maintenant avoir franchi la porte à tambour et s’être installé sur les bancs. Laurent redescend dans la salle des pas perdus qu’il traverse pour se rendre à l’audience correctionnelle. Il perçoit une rumeur venant de l’entresol où les deux juges aux affaires matrimoniales tiennent audience simultanément. France Bartholomé qui apparaît au détour du couloir, fonce vers le vestiaire, distançant sa cliente.

   -   Apprenez la révolte. Il n’est rien de plus utile dans la vie !

   À Laurent qui la hèle, elle confirme qu’elle sort de chez Micheline Ferrero qui collectionne les incidents depuis qu’elle occupe cet emploi de proximité qui lui déplaît. C’est hors des tribunaux que cette femme d’humeur atrabilaire a fait l’essentiel de sa carrière.

   -   Le contact avec les vraies gens l’indispose.

   Il y a peu encore, Laurent n’imaginait pas l’importance en nombre des magistrats qui exercent des fonctions à la chancellerie comme dans d’autres ministères ou en détachement auprès d’autorités administratives, d’entreprises publiques et d’institutions internationales. Le but déclaré de la hiérarchie est de les voir y apporter leur expérience acquise en juridiction et leur connaissance des réalités sociales. En creusant la question, lui sont aussi apparues des résistances culturelles au développement de cette pratique de la mobilité extra-professionnelle empruntée aux grands corps de l’État. Certains magistrats estiment qu’elle ne devrait être tolérée qu’à la marge, du fait de la spécificité de leur office. On ne peut que les approuver.

   -   Un beau jour, un justiciable lui retournera son bureau ou un avocat lui jettera un dossier à la gueule. Elle restera plantée là, comme une conne.

   La cliente de France Bartholomé s’écarte d’elle et lève le doigt avant de prendre la parole.

   -   Il ne faut pas parler comme ça d’une juge.

   -   Un magistrat qui n’a aucun égard pour les justiciables ne mérite pas ma considération.

   -   Quand même, de la part d’une avocate !

   -  Sachez que je suis un vrai avocat, pas une avocate comme on dit ambassadrice pour la femme de l’ambassadeur.

   France Bartholomé ouvre une parenthèse destinée à Laurent : elle tient la féminisation des titres pour un faux pas. Cette revendication était celle de Gisèle Halimi dès son inscription au barreau de Tunis. Bernard Casagrande qui la croisa là-bas, le lui a confirmé. En ces temps lointains, le féminisme n’était pas encore théorisé. France Bartholomé admet que toute avant-garde a droit à l’erreur.

   -   Votre cliente est partie sans vous saluer.

   -   Il faut bousculer les pseudo-déprimés. Pendant qu’ils se lamentent sur leur sort personnel et la situation en général, ils évitent de se prendre en charge.

   Un homme entre deux âges les prie de l’excuser d’avoir écouté leur conversation. Il tient à leur dire qu’il existe de vraies situations désespérées. La sienne, par exemple.

   -   J’ai tout perdu en trois mois. Mon fils a fait une dépression. Ma femme, qui ne l’a pas supporté, est partie avec un homme de couleur. Et je viens d’être licencié.

   L’audience a été suspendue après une première affaire prise en chambre du conseil. Laurent va saluer Annie Schickel, le seul substitut qui ne profite pas des pauses pour remonter dans son bureau, préférant à un gain de temps illusoire, l’agrément de la conversation avec les avocats. Elle déplore que, depuis l’inscription de Laurent au barreau, ils n’aient pas eu l’occasion de faire davantage connaissance. Sa manière d’aborder la défense pénale lui fait penser qu’il est fréquentable. Elle a noté son souci de contribuer au discours pédagogique à destination des mineurs. Ce qui est plus rare encore, il trouve des choses intéressantes à dire dans les affaires répétitives tournant autour des vols de deux roues. Elle suppose que cela ne tient pas seulement à son vécu de possesseur d’une Harley-Davidson.

   -   L’Electra est la seule que je reconnaisse pour avoir été la passagère d’un motard dont j’ai brièvement partagé la vie.

   -   La mienne est une Super Glide qui a repris de l’Electra le bicylindre 1207 cm3 en V à 45°. On doit s’accoutumer à ses défauts : virer sans la pencher, car elle a une faible garde au sol et ralentir en rétrogradant, car elle a un freinage déficient. Malgré son âge, elle démarre au premier coup de kick, sans starter, mais après deux ouvertures de la poignée des gaz pour solliciter la pompe de reprise.

   -   Un geste viril qui n’est connu que des initiés !

   Laurent trouvera dans sa case le soit transmis qu’Annie Schickel lui a promis. Il se présente une autopsie intéressante demain à l’hôpital. Il s’agit de la victime d’un meurtre dont l’auteur est en fuite. Laurent est contrarié à l’idée d’assister à une autopsie le jour du déjeuner qui doit réunir les familles pour fixer les détails de son mariage. Il estime que sa place serait plutôt auprès de Laure.

   -   Allons donc, vous êtes déjà un vieux couple ! Et les occasions sont rares dans notre département où il n’y a plus guère de meurtres. J’ai prévenu le docteur Gallerand qui est impatient de vous faire découvrir les finesses de son art. L’expertise étant à neuf heures, vous aurez encore le temps d’aller acheter des fleurs pour votre fiancée.

   Après le coup de sonnette, le tribunal reprend l’audience qui va maintenant obéir à un rite particulier. L’ultime audience publique avant les vacances judiciaires peut être comparée à une dernière représentation au théâtre. Ici, la fantaisie est codifiée dans le défi des mots obligés. Cette année, le thème est tiré du sketch du Sar Rabindranath Duvall de Pierre Dac et Francis Blanche. Éric Lethérond est le meneur de jeu tout désigné, en sa qualité de secrétaire de l’ordre des avocats. Afin d’éviter de tomber dans le mauvais goût, Annie Schickel l’a contraint à choisir une affaire d’atteinte aux biens et non d’atteinte aux personnes. Il s’agit de l’affaire d’abus de confiance dans laquelle Serge Malarmé est en défense et Laurent partie civile pour la SBCC venant aux droits de la banque Vignon-Chesnais, car les faits sont antérieurs à son absorption. C’est à l’occasion des opérations de fusion, qu’un examen approfondi de la comptabilité a révélé les anomalies imputables au fondé de pouvoir.

   -   Rien ne va plus !

Éric Lethérond distribue les enveloppes cachetées, selon le tirage au sort. La difficulté est inégale entre « Une paire de jumelles avec la courroie et l’étui » pour Laurent, « La cueillette des olives en Basse Provence » pour Annie Schickel et « Un épisode de la prise de la smala d’Abd El-Kader par les troupes du duc d’Aumale » pour Serge Malarmé. Le JAP qui préside cette audience a proposé sa contribution volontaire, se faisant fort de glisser dans l’interrogatoire du prévenu : « Vous pouvez le dire ? Vous pouvez le dire ? Il peut le dire ! » Il vient d’ailleurs de le faire avec succès et donne la parole à Laurent.

Books
In The Press

DANS LES MEDIAS

VILLAGE DE LA JUSTICE

Samedi 8 décembre 2018

 

"D’après modèles vivants" est un roman que l’on pourrait qualifier de docu-fiction livrant de façon crue la vie sur une année, celle de 1980, de cinq avocats du département imaginaire de la Haute Seine dévoilant leur humanité, leur faiblesse et leur imprudence.

"D’après modèle vivants" est l’œuvre d’un avocat honoraire écrivant sous le pseudo d’André Allais et édité par Publishroom, maison d’auto-édition.

Ce roman commence par une charade : "Mon premier est un homme de 63 ans, doyen de l’ordre. Mon deuxième est un homme de 52 ans, bâtonnier en exercice. Mon troisième est un homme de 25 ans, fils d’avocat. Ma quatrième est une femme de 40 ans, issue de l’université. Mon cinquième est un homme de 31 ans exerçant seul. Mon tout est un échantillon d’une belle ménagerie : le barreau d’Argençon"... Echantillon d’une profession intéressante à étudier.

Loin des thèmes de la legaltech, de l’intelligence artificielle, cette fiction est agréablement surannée, mais en la parcourant le lecteur peut se rendre compte que déjà en 1980, les avocats se questionnaient sur l’avenir de leur profession, sur ses inégalités, sur les difficultés rencontrées par certains d’entre-eux, sur les outils utiles à sa modernité...

Le Village de la Justice s’est entretenu avec l’auteur pour qu’il nous livre ses sentiments sur son ouvrage.

 

Quelles sont les motivations qui vous ont incité à écrire ce livre ?

André Allais : "Longtemps, il m’a semblé être indifférent à la quête de reconnaissance que je tenais pour un besoin d’amour galvaudé. Je me complaisais dans la solitude caractérisant une pratique professionnelle qui impose de se passer de l’approbation d’autrui. Cependant, il m’avait échappé qu’un trait commun aux praticiens du droit est de croire leur vécu porteur d’enseignement. Je me suis donc surpris à prendre des notes et à réunir une documentation. L’idée me vint alors d’en tirer une œuvre de fiction."

Pourquoi avoir placé l’action du roman dans les années 80 ?

"Il s’agit même de l’année 1980 et, plus précisément, de mai à décembre. Cette époque m’a semblé suffisamment lointaine pour éliminer certaines contingences, mais suffisamment proche pour y rencontrer les idées agitées dans l’effervescence qui précède une grande échéance électorale."

Pourquoi avoir choisi ce titre « D’après modèles vivants » ?

"Ainsi que l’indique le narrateur initialement décidé à mener une enquête de terrain auprès de l’échantillon d’avocats livré par son correspondant local, les entretiens avec ceux-ci lui procurent une matière plus riche que prévu, de sorte que l’entreprise prit finalement le tour d’un docu-fiction construit autour de cinq personnages principaux."

Quel est le point fort que vous souhaitez mettre en avant dans votre roman ?

"Le propos du livre est de suggérer la complexité de chacun des personnages avec, selon la formule détournée de l’éminent juriste Laferrière, « ses faiblesses, ses passions, ses imprudences »."

Propos recueillis par Marie Depay,

Rédaction du Village de la Justice.

Le M@g des Avocats n°40

 

CHRONIQUE LITTÉRAIRE

par Jacqueline Socquet-Clerc Lafont

 

 

Notre confrère, qui signe André ALLAIS, a publié un livre tout à fait remarquable :

 

D'APRÈS MODÈLES VIVANTS (Editions Publisroom).

 

Il présente les portraits de cinq confrères et de ceux qui les entourent, avocats d'un petit barreau français (ils sont environ une vingtaine à voter pour l'élection du Bâtonnier de leur barreau, l'époque veut encore qu'ils soient entourés d'avocats stagiaires, catégorie qui n'existe plus...).

 

Le grand public ne connaît, par la Presse, que les avocats pénalistes et ignore, en général, la diversité, les capacités et talents de tout le reste du barreau français...

 

Un portrait de ces avocats méritait d'être présenté.

 

Dans ce livre, joliment écrit, les cinq avocats (quatre hommes et une femme) sont présentés dans la vie mais aussi dans les prétoires, dans leur vie privée, avec leurs qualités et défauts, mais tous attachants, leurs mérites, leur culture, leurs talents étant très habilement dépeints.

 

Des portraits vivants, sans exagération, ni complicité facile.

 

Lisez vite D'APRÈS MODÈLESVIVANTS : ce livre vous enchantera...

L'ENTERREMENT D'AUGUSTE

téléchargement.jpg

Les impliqués 2023 

Bio

Revenons en 2008 dans la ville d’Argençon, centre industriel et chef-lieu du département de la Haute Seine situé sur les confins de la Champagne et de la Bourgogne.

 

L’agglomération se distingue par son patrimoine architectural art déco et son centre reconstruit après les destructions de la seconde guerre mondiale.

 

Alors qu’en arrière-plan se dessine l’ombre d’Auguste Perret, le récit s’articule autour des deux générations d’architectes qui ont façonné cette ville.

 

La saga familiale s’élargit à une galerie de personnages gravitant autour des protagonistes dans le contexte de la vie provinciale.

Extrait

 

I. Argençon. L’expertise confiée à Francis Paillardin. La réunion en présence du sapiteur.

 

   Découvrons ensemble Argençon, première ville baignée par la Seine encore modeste qui y reçoit les eaux d’une source vauclusienne jaillissant du pied d’un escarpement rocheux. Dominée par un roc couronné par le château des ducs de Bourgogne dont il ne reste que les ruines du donjon et une tour du XIVᵉ siècle, elle est le centre industriel et le chef-lieu du département de la Haute Seine. En cette année 2008, la population cumulée de la communauté urbaine du Grand Argençon est d’environ 72 000 habitants, selon les données de l’Insee. L’agglomération se distinguait déjà par son patrimoine architectural art déco. Reconstruit sur un plan régulier après les destructions de la seconde guerre mondiale, le centre-ville moderne est identifiable par la vaste Esplanade des droits de l’Homme autour de laquelle ont été édifiés l’Hôtel de ville, le Théâtre municipal et la Grande poste. De là, l’avenue de la Préfecture descend vers la gare. Chemin faisant, on y remarque précisément la Préfecture dont les jardins se prolongent par le square Cardinal Daniélou.

 

   Il paraît que c’est en flânant dans les allées du cimetière du Père Lachaise que Balzac relevait sur les tombes les patronymes de défunts qui alimentaient la liste des personnages de La Comédie Humaine. Un demi-siècle plus tard, Feydeau choisissait des noms saugrenus pour caractériser les personnages de ses pièces. Or, cet architecte de 54 ans, conducteur de la C6 qui circule à vive allure dans les rues d’Argençon, s’appelle Francis Paillardin, de même que le dénommé Paillardin de L’hôtel du libre-échange, lui aussi architecte-expert. Souvenons-nous : c’est l’homme qui doit passer la nuit dans l’hôtel que l’on dit hanté par des esprits frappeurs. Le locataire demande la résiliation de son bail, le propriétaire se rebiffe et le tribunal de commerce l’ayant désigné, il est obligé d’aller y coucher pour constater que les esprits frappeurs ne sont probablement que « des gaz en rupture de tuyaux ». Par chance pour Francis, les enseignants considèrent que la littérature du XIXᵉ siècle est trop riche pour qu’il faille s’attarder sur les auteurs de vaudeville et, dans le milieu du bâtiment, on rencontre davantage de self-made-men que d’érudits.

 

   Pendant ses études à l’École spéciale d’architecture, un stage chez un Grand Prix de Rome permit à Francis d’approcher le mythe de l’artiste démiurge donnant à l’objet construit la dignité d’œuvre architecturale. Dans ses écrits, tout tournait autour de l’idée d’enrayer la dispersion de la population urbaine en densifiant l’habitat des nouveaux quartiers à créer sur des friches industrielles. Le discours de quelques personnages charismatiques subjuguait encore les décideurs. Son diplôme en poche, Francis força la porte du maître. Séduit par son audace ou ayant conservé de lui une bonne image, celui-ci en fit l’un des nombreux collabo­rateurs de son agence jusqu’à la mise en place d’un plan social dû notamment à la défaillance d’un promoteur immobilier de loisir, quinze ans plus tard. Francis tira la leçon de son expérience de terrain. Avec le temps, il s’avérait que les architectes se trouvaient en compétition avec les maîtres d’œuvre, les ingénieurs et les entrepreneurs désireux d’industrialiser la construction. Il était devenu clair pour lui que de nombreux architectes se trouvaient dépossédés par des concurrents mieux armés et ne résisteraient pas à cette emprise croissante du libéralisme.

   Avec amertume, Paul Paillardin finit par comprendre que son fils Francis ne serait pas le continuateur du cabinet dans lequel il succéda à son propre père. Alors qu’ils n’entretenaient entre eux aucune correspondance privée, Francis reçut de lui la photo d’une de ses récentes réalisations au dos de laquelle figurait cette phrase étrange : « Les professions libérales seraient donc bien le caractère essentiel de la classe bourgeoise, si c’est par elles qu’on y entre, par elles qu’on s’y maintient, et si c’est faute d’être capable ou d’être digne de les exercer qu’on se déclasse. Edmond Goblot ». La citation était énigmatique autant que désagréable et même inappropriée puisque sa nouvelle activité d’expert judiciaire restait dans le champ des professions libérales. Les deux taiseux n’eurent jamais l’occasion de s’en expliquer de vive voix. Ce n’est qu’après le décès de son père en 2006 à l’âge de 85 ans que Francis trouva chez lui La barrière et le niveau du susnommé Goblot (2éme édition PUF 1967). Sur la page de garde, figurait le cachet d’une bibliothèque universitaire qui trahissait le vol initialement commis par son frère aîné Hector. Non seulement ce dernier ne le nia pas mais revendiqua ce qui était une provocation de sa part lorsqu’il mit le livre entre mains de leur père dont il n’aurait jamais imaginé qu’il finisse par s’approprier quelque chose de la pensée d’un sociologue connu pour cette grande étude de référence sur la bourgeoisie moderne publiée en 1925.

 

   Afin d’entrer dans le vif du sujet, donnons ici un résumé de l’affaire dite de L’Espace Tertial confiée à Francis. La Société d’équipement de la Haute Seine a fait édifier un immeuble de bureaux à Argençon, 9 rue Maréchal Marmont. La réception des travaux est intervenue le 23 mars 2006. Des désordres sont apparus dans la zone d’accueil et les parties privatives, consistant en la formation au plafond de cloques de peinture et même de concrétions dans les pièces humides. C’est dans ces conditions que le syndicat de copropriété et chacun des copropriétaires concernés ont obtenu la nomination de Francis par ordonnance de référé rendue le 15 mai 2007. À sa première visite sur place, il a constaté que les planchers étaient constitués de prédalles, c’est-à-dire de grande plaque préfabriquée en béton armé et il a aussitôt pensé au phénomène bien connu de l’alcaliréaction. Il s’agit de la réaction chimique entre la pâte de ciment et certains constituants des granulats, avec comme conséquence la baisse des performances mécaniques du béton. Dans une note n°1 établie le 3 septembre 2007, Francis indiquait : « En première approche, la solution serait le remplacement pur et simple des dalles précontraintes ». Revenant devant le juge des référés, les requérants ont soutenu qu’il devait donc être demandé à l’expert de s’adjoindre un sapiteur expert-comptable pour fournir les éléments d’appréciation du préjudice commercial à prévoir pendant l’exécution des travaux de réparation. Par une seconde ordonnance rendue le 20 novembre 2007, une mission complémentaire a ainsi été donnée à Francis et celui-ci a choisi Évelyne Barbier comme sapiteur. C’est pourquoi, après s’être attardés sur la banquette arrière de la C6 en stationnement sur le parking de l’Auberge de la Douix, protégés des regards indiscrets par les vitres surteintées, ils filent ensemble vers le lieu de la réunion fixée à 14 heures.

Le choix de la limousine Citroën n’est pas le fruit du hasard. Il y a quelques années, Francis s’est rendu à Prague où se tenait un colloque européen sur la récente sinistralité des éoliennes. Cherchant sur Internet les coordonnées d’une compagnie de taxis, il tomba sur une vidéo porno en cliquant par hasard sur Naughty taxi driver. Alors qu’il avait passé une bonne heure avec une escort-girl slovaque qui venait de quitter sa chambre d’hôtel pour répondre à la demande du spécialiste de la résistance des matériaux, il était dans de parfaites dispositions d’esprit pour laisser défiler cette séquence au déroulement prévisible. Le véhicule est un grand taxi monospace. Le chauffeur charge une jeune femme pulpeuse en robe moulante. Hors champ, il engage avec elle une conversation en tchèque qui contient sans doute des mots crus. Elle semble en être toute émoustillée. Bien entendu, celle-ci s’avère être une exhibitionniste dont l’image se reflète dans le rétroviseur, en plan de coupe. Suit alors un long plan séquence qui montre que le véhicule est maintenant stationné dans un endroit désert ressemblant à un cimetière d’utilitaires et que le conducteur dont le visage est flouté – seulement le visage – a rejoint la jeune femme pour un happy ending avec toutes les variantes qu’autorise le grand volume du compartiment arrière. Quand sa Safrane fut au bout du rouleau, Francis se lança dans une étude de marché en vue de son remplacement, la question de l’espace arrière étant devenue prioritaire. Avec un plancher plat, un empattement de 2,90 m et une longueur d’habitabilité de 1,83 m, la C6 n’avait pas de concurrente connue au jour de son lancement. Voilà bientôt deux ans qu’il a fait l’acquisition de cette belle auto et, sans entrer dans des détails scabreux, il en est particulièrement satisfait de ce point de vue.

 

   La réunion d’expertise se tient dans une sorte d’annexe du palais de justice créé à la fin des années soixante-dix dans la ZUP des Grandes Forges. L’idée était de faciliter l’accès au droit mais, quelques semaines après l’inauguration par le maire, la greffière détachée a été placée en congé de longue durée pour dépression après avoir assisté, sous sa fenêtre, au pillage de la fourgonnette d’un dépanneur de télévision. Personne n’a accepté de la remplacer. Les locaux désertés n’ont plus jamais servi qu’à des réunions d’expertise.

Toutes les parties sont assistées ou représentées par un avocat ou un expert d’assurance. Un participant émerge du groupe dont la réputation n’est plus à faire. Dès que l’ingénieur génie civil Denis Monceaux ouvrira la bouche, on s’attend à de l’intox, car les premières conclusions ne sont de nature à lui plaire. En effet, les désordres résultent de l’emploi de granulats réactifs pour le coulage des prédalles par le fabricant qui ne s’est pas assuré de la traçabilité des matières premières et a livré un matériel vicié sans que ce vice puisse être détecté par la chaîne aval des intervenants.

— Pardonnez-moi, Monsieur l’Expert, mais je crois qu’une bonne aération des locaux suffirait à arrêter l’alcaliréaction. La démolition partielle du bâtiment est une solution radicale que rien ne justifie et, sauf le respect que je dois à Madame, sa mission de sapiteur sera sans objet puisque les occupants n’auront pas à quitter les lieux pendant de quelconques travaux de réparation.

— Dont acte. Ma mission m’autorise à faire procéder à des carottages dont les résultats ne manqueront pas de convaincre les incrédules.

— À moins qu’ils démontrent que vous surestimez le potentiel de gonflement du béton !

— L’expertise sera plus longue et plus coûteuse que prévu. Toutefois, s’il faut passer par là…

Pour couronner le tout, Denis Monceaux a cette désagréable habitude de s’attarder en fin de réunion, le temps de quelques propos off afin de détendre l’atmosphère, croit-il. Il se tourne vers Évelyne Barbier pour la féliciter de vivre à Dijon, la capitale des ducs de Bourgogne au riche patrimoine architectural. Lui n’est pas très fier d’être resté ici pour y créer son bureau d’études. Argençon est aussi moche que Le Havre, deux villes victimes de frappes aériennes dévastatrices. À ce propos, il s’interrogera toujours sur la clairvoyance des libérateurs qui ont désigné le quartier historique comme objectif stratégique.

— Et ne cherchez pas pourquoi tout cela a été si mal reconstruit. Le crayon à la main, l’architecte se lâche et, dans leur tour d’ivoire, les politiques entérinent.

— Cet architecte est Paul Paillardin, l’un des anciens élèves d’Auguste Perret, et notre expert est son fils !

   Francis apprécie l’ironie dérangeante d’Évelyne Barbier. Cette femme lui plaît aussi pour ça.

News and Events

EN BONUS

Sur YouTube :

D'après modèles vivants :
https://youtu.be/aD5_27fSZg0?si=4sqhOOTsP_NK7_9d

L'enterrement d'Auguste :
https://www.youtube.com/watch?v=P4Vdc2I290Q

© 2018 & 2023 by André Allais. Proudly created with WIX.COM
bottom of page